Primordial chez Urban Comics par Lemire et Sorrentino
Point(s) fort(s) :
Une histoire qui nous ramène à nos émotions profondes
Un storytelling révolutionnaire et expérimental qui fera date
Point(s) faible(s) :
La folle histoire de l’espace Avec Primordial, Urban Comics publie la dernière mini série en date du duo Jeff Lemire/Andrea Sorrentino. Elle est parue en 6 issues entre septembre 2021 et février 2022 chez Image comics. C’est sorti le 28 Octobre 2022 pour 21€. A l’aube des années 60, la course vers l’espace bat son […]
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Editeur : Urban Comics
La folle histoire de l’espace
Avec Primordial, Urban Comics publie la dernière mini série en date du duo Jeff Lemire/Andrea Sorrentino. Elle est parue en 6 issues entre septembre 2021 et février 2022 chez Image comics. C’est sorti le 28 Octobre 2022 pour 21€.
A l’aube des années 60, la course vers l’espace bat son plein entre les USA et ceux que l’on appelait alors l’URSS. Alors que l’oncle Sam envoie en orbite 2 singes : Able et Mrs Baker, les russes envoient de leur côté une chienne du nom de Laïka.
L’Histoire nous raconte que Laika est morte quelques heures après le lancement, et que les 2 primates sont revenus saints et saufs de l’expérience.
Ca, c’est la base du récit de Primordial, mais les auteurs vont nous raconter leur propre version. Et si les animaux n’étaient jamais revenus? Que leur serait-il arrivé? où seraient-ils allés? Quel serait le rôle du gouvernement?
C’est ce que nous propose cette courte série, savoureux mélange entre l’Incroyable Voyage, 2001 et les 3 Jours du Condor.
Une incroyable histoire du temps
Primordial se déroule sur 3 temporalités : le passé, le présent et l’espace temps.
Alors que le passé nous emmène en pleine Guerre Froide, nous suivons les aventures d’un scientifique qui découvre des informations importantes. Des informations qui remettent en question ce que la presse a pu dévoiler sur le sort des 2 singes. Alors qu’il est écarté par le gouvernement, il entre en contact avec la soigneuse de Laika. Nos 2 scientifiques entament alors une quête de vérité sur fond de complot gouvernemental.
Le présent lui, nous sert avant tout d’épilogue et je fais le choix de ne pas vous en parler, il faudra lire l’ouvrage pour découvrir ce qu’il s’y passe.
Enfin, il y a cet espace temps abscons, dans lequel évoluent nos animaux apeurés. C’est une bulle en-dehors de notre perception du temps et de l’espace, à la manière de 2001, où rien ne semble tangible et réel. Le temps s’y écoule différemment et la réalité ou la physique n’y ont pas cours.
C’est le cœur du récit, le lieu où nos animaux apeurés vont faire connaissance. Ensemble, ils vont affronter l’inconnu et prendre en main leur destinée.
Entre 2001 et Les 3 Jours du condor
Si Jeff Lemire a choisi cette période de l’histoire, ce n’est pas un hasard. Pour la plupart d’entre nous, nous n’avons pas connu cette période. C’est flou et tout ce que l’on sait, c’est ce que les livres d’histoire, et surtout les gouvernements et la presse, ont bien voulu nous raconter. Cette période est empreinte de mysticisme et d’une certaine paranoïa. Il suffit de voir le nombre de théories du complot qui fleurissent de nos jours au sujet de la conquête de l’espace. Certains pensent que les extra-terrestres ont joué un rôle dans cette histoire, ou que l’on nous cache la vérité.
Il faut dire que c’est un terreau fertile pour notre auteur qui va pouvoir raconter sa version de l’Histoire. Sans compter qu’on y retrouve forcément ses thématiques favorites : paranoïa, isolement, ésotérisme, de même que la solitude.
Le tout est habilement équilibré étant donné le manque d’informations. Dans les circonstances du récit, on peut vite se retrouver perdu. Mais en définitive, on ne fait que vivre les émotions des différents protagonistes, même si il faut plusieurs lectures pour en apprécier la densité.
C’est la grande force de récit aux limites de l’expérimentation : on vit de vraies émotions. On passe de la peur au stress en passant par un sentiment au bord de la dépression et de l’incompréhension.
Encore une fois, Jeff Lemire nous gratifie d’un récit aux antipodes de ce à quoi le mainstream nous a habitué. En définitive, Primordial, ce n’est plus de la lecture, mais mais plutôt un trip mystique.
Pour mettre en images et raconter cette histoire, l’auteur avait donc besoin d’un artiste qui le comprend; d’un artiste à la hauteur de ses idées les plus folles ou encore capable de nous emporter jusqu’aux limites de notre imagination.
De Brazil à Twelve Monkeys
Et qui d’autre que l’italien Andrea Sorrentino pour donner vie aux idées de Lemire ? Il suffit de prendre pour exemple les travaux qu’ils ont réalisés main dans la main. Prenons le cas de Gideon Falls : une histoire de réalités alternatives qui met en exergue le ressenti de ses personnages à travers le storytelling de Sorrentino. Le résultat de cette collaboration a tout simplement révolutionné le genre horrifique à sa sortie et les Eisner Awards ne s’y sont pas trompés en attribuant au titre le prix de la meilleure nouvelle série. Je vous renvoie à cette vidéo pour vous en convaincre.
Le transalpin remet le couvert ici pour nous livrer un de ses travaux les plus aboutis. Plutôt que de s’appuyer sur un script ou un scénario figé, Sorrentino a pris les idées et les concepts de Lemire pour les transcender. Il a pour cela du repousser ses propres limites en utilisant plusieurs styles selon ce qu’il voulait raconter; des traits épais, sales et de forts contraste lorsque le récit est ancré dans le monde réel; Des dessins aux lignes plus claires avec un style proche de Frank Quitely pour les aventures de notre trio d’animaux. Et enfin un style proche de la peinture, avec de belles textures, pour des images que j’ai trouvées émotionnellement très fortes.
L’artiste a également pu s’appuyer sur le travail exceptionnel du coloriste Dave Stewart, qui a renforcé la puissance de chaque style en changeant de type de colorisation.
Mais il y a autre chose à saluer. Autre chose à saluer que la performance artistique. Car de jolis dessins ou un trait original ne suffisent pas à porter une œuvre.
Irréversible contre Marathon Man
Et c’est là que l’on voit génie du dessinateur: son storytelling. En déconstruisant sa narration pour mieux la reconstruire, il transcende les concepts de son auteur. Chaque page repousse les limites de la narration.
Si les parties “espionnage” sont somme toute très classiques, les parties concernant les cobayes sont hallucinantes. On nage alors en pleine expérimentation narrative; encore plus que Gideon Falls. La logique et la physique perdent de leur poids pour exploser et nous ramener à notre état primordial de lecteur. Il n’est plus question de comprendre l’histoire, mais de la ressentir. On ressent alors les événements à travers les yeux d’un enfant contemplant un livre d’images sans saisir la teneur du récit. Chaque (double) page invite au voyage intérieur pour peu que l’on se laisse aller à être porté par l’image plus que par l’écrit.
Cela peut être une limite pour certains, aux allergiques au jazz ou aux réfractaires aux expériences purement sensorielles. Personnellement j’ai été happé par l’expérience, du début à la fin.
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