Killer Smile dans Sous le masque !
SOUS LE MASQUE : JOKER KILLER SMILE
« Sous le Masque » : une rubrique qui propose d’aller voir sous le masque des personnages de comics et d’en explorer les énigmes et les mystères par l’éclairage subversif et original de la psychanalyse ! Cette fois, on va parler de Killer Smile !
Killer Smile est un récit de plus sur le Joker et la folie par Jeff Lemire et Andrea Sorrentino. Mais il en dit quelque chose de particulier. Une phrase dans les dernières planches de ce diptyque nous en fournit un indice :
“Le Joker s’est vraiment servi de moi, et à l’heure qu’il est il est dans la nature. Et si c’est vraiment un virus, alors que fera-t-on s’il commence à se répandre ?”
Voici les mots du Dr Ben Arnell, psychiatre ayant côtoyé le Joker de très près. Au point d’avoir vu sa réalité voler en éclats. Et la question de surgir après ce récit où le psychiatre attitré du Joker sombre dans une folie : la folie, est-ce contagieux comme un virus ? Pourquoi le psychiatre en parle-t-il ainsi ? Tentons d’analyser cette idée et d’aller voir ce qu’il en retourne dans Killer Smile !
Joker Killer Smile est un récit qui montre un psychiatre, l’enthousiaste Dr Ben Arnell, s’engager dans une thérapie auprès du célèbre Joker. Ce psy impliqué cherche ainsi à proposer un traitement qui permette de guérir le Joker. De surcroît, grâce à cette découverte, il veut ouvrir la voie vers la guérison d’autres patients difficiles. Alors, il n’est guère surprenant de dire que tout ne va pas se dérouler comme prévu. Que ce désir de guérir le Joker va ouvrir la voie vers un effet retour envers le psy qui va dès lors faire un voyage vers la folie. Mais est-ce bien de folie dont il est question ici ? Et, en quoi une folie, une psychose, telle que la nomme le psychiatre, pourrait, tel un virus, contaminer quelqu’un s’en approchant ?
Face à face
Il y a d’un côté celui que l’on ne présente plus, le Joker, et de l’autre, un psychiatre bien sous tous rapports, le Dr Ben Arnell, que le Joker appellera Dr Ben. Le Joker donne d’emblée le ton de ce récit, en énonçant dès les premières pages :
“Vous voulez me comprendre, vous voulez vraiment me comprendre ? Alors comprenez ça. Tout ce que j’ai toujours voulu, c’est créer de belles choses.”
Ce à quoi il ajoute plus loin :
“Vous voyez, ce que je veux, c’est donner au public ce dont il a besoin, pas ce qu’il veut”.
D’entrée de jeu, le Joker livre ce qui va former le jeu de miroir entre lui et le psy. Il lui fournit la clef pour le comprendre : chercher la beauté de ses actions.
De plus, il prend une posture identique à celle d’un psy : ne pas donner ce que l’autre veut, mais ce dont il a besoin. A l’instar d’un psy qui va entendre la demande de son patient non pour y répondre telle quelle, mais pour chercher l’expression du désir derrière cette demande, et répondre au besoin derrière ce désir.
Ainsi, le Joker se place dans une symétrie parfaite avec son thérapeute. Chercher la beauté, ce que peut faire le psy lorsqu’il cherche la vérité du sujet, ce qui fonde la beauté profonde de l’individu, sans jugement moral. D’ailleurs, c’est ce que le psychiatre va répondre au récit du Joker :
“Je suis incapable de savoir si vous êtes sincère. Impossible de déterminer si ça fait partie de votre numéro”.
Le psy indique ainsi que sa recherche n’est pas la vérité en soi. Il est bien incapable de savoir si le discours traduit une vérité. Il indique que son objet est ailleurs. Dans la beauté du geste en quelque sorte, et c’est ainsi qu’il répond au Joker lorsque celui-ci lui lance que “ça risque d’être un petit peu compliqué pour établir un diagnostic”, qu’il n’est “pas là pour établir un diagnostic. On sait tous ce que vous êtes. Non. Je suis là pour vous soigner.”
Va s’ensuivre un échange où le Joker va à la fois indiquer que ça fait longtemps qu’on ne lui a pas demandé ce dont il avait envie, et où il va aussi questionner les motivations du psy. En posant que ce désir de soigner relève non pas d’un désir altruiste, mais d’un désir d’égo ! Les questions que posent le Joker sont, l’air de rien, fondamentales dans un projet de thérapie : est-ce que le thérapeute s’intéresse vraiment à ce que le patient veut, désire ? D’où provient ce désir de soigner : l’égo, ou le désir de soigner prend-il naissance ailleurs ?
La psychose dans Killer Smile : une contamination ?
Dès les premiers échanges avec le Joker, le psy se retrouve amené à penser à certains éléments de ces échanges dans sa vie quotidienne, familiale. Il n’est jamais anodin d’entrer dans un échange réel avec un patient psychotique tel que le Joker, présentant une réalité qui est la sienne et qui demeure entendable. Qui peut contredire que chercher la beauté en toutes choses est louable ? Qui peut renoncer à entendre la vérité derrière une falsification de la réalité ?
Ainsi, le psy va trouver dans ses propres réflexions une interrogation concernant la vie, la beauté, la vérité, la réalité. Ce qui oppose ici, de façon fondamentale le Joker du psy, est que le Joker est pris dans une conviction, là où le psy doute. Et c’est une différence entre une psychose caractérisée et une névrose de l’homme ordinaire.
Et la conviction est source en soi de contamination possible. Le Joker décrit sa réalité sans faillir. Il a construit une réalité qu’il décrit en l’ayant, comme il le dit “sublimée”. C’est le sublime qu’il recherche. Et dans ce sublime, nous pouvons entendre : ce qui échappe à l’ordinaire, ce qui relève de la beauté et de la vérité brute.
Le délire, une invention ?
Au récit que fait le Joker, le psy va venir interroger ses origines. En ajoutant un point important, énonçant “Je ne veux pas d’histoires, je veux la vérité”. Ce à quoi le Joker répond que “Les histoires, c’est tellement mieux. Elles donnent du sens aux choses. Elles nous réconfortent”.
Le Joker livre ici la définition même du délire. Un délire n’est pas une invention insensée, pour se défausser, c’est un propos permettant de faire tenir le monde, de donner du sens à l’insensé, à un monde qui n’en a pas d’emblée. Le Joker, en parlant de ces histoires qui réconfortent livre au psy un point essentiel, à savoir que le délire est une tentative de guérison. Que le délire n’est pas la maladie, c’est la fièvre qui tente de lutter contre.
Mauvaise interprétation ?
Dans cet entretien, le psychiatre va faire une interprétation qui va au-delà de ce que lui amène le Joker, en posant cette question :
“De quoi est-ce que vous vous cachez, Joker ? Qu’est-ce qui vous effraie ?”.
Or il apparaît qu’ici, ce n’était pas la question pertinente. Comme nous l’avons dit, le délire, ou “les histoires” comme le nomme le Joker, ne sont pas là pour cacher quelque chose dont le patient aurait peur. Dans la psychose, le délire ne cache pas une peur, mais recouvre une absence de sens, un vide, une angoisse, un trou noir psychique qui absorbe tout. Et le sujet tente alors de reconstruire une réalité, son corps parfois, le temps aussi, toutes ces notions qui sont englouties par le vide qui existe derrière l’édifice.
Le Joker va ainsi rire de la question et de son psy. Le rire du Joker apparaît ainsi comme l’ultime voile qui recouvre ce vide, ce non-sens, un rire qui masque l’absence de sens du monde, dans son réel le plus cru. Et le psy va, face à cette impasse, changer de sujet, et amener Batman sur le tapis. Or, Batman, c’est ce qui fait entrer les deux pieds dans le délire du Joker. Batman est un élément du délire dans ce que le Joker en fait. Un autre miroir. Le Joker va d’ailleurs l’indiquer au psy, en disant “Oh, lui [Batman], c’est lui mon âme sœur”.
Le Joker met ainsi encore en avant ce jeu de miroirs, posant Batman comme son miroir, là où il place aussi le psy en miroir. Ces effets miroirs sont ce qui induit un effet de contamination, dans le sens où le transfert, ce que ressent le patient pour son thérapeute, et le contre-transfert, ce que le thérapeute traverse comme ressentis face à son patient, sont dès lors placés sur un axe symétrique sans régulation.
Ce que va signifier le Joker à son psy dans la foulée, en le questionnant lui sur son âme sœur, à savoir sa compagne. En la nommant, ce qu’il n’est pas sensé avoir comme information, réduisant ainsi la distance entre lui et son thérapeute. Ainsi, il fait un pas de plus dans cette contamination, au sens d’un distance qui s’abolit entre patient et thérapeute, laissant les affects et émotions déferler sans régulation.
Folie à deux ?
Lacan disait : “N’est pas fou qui veut”. En effet, la folie ne se décide pas, n’est pas une action volontaire. Ce n’est pas non plus une réaction unique à un phénomène extérieur.
C’est toujours la rencontre entre un élément extérieur et des éléments intérieurs qui se télescopent et engendrent une décompensation psychotique. C’est-à-dire un épisode de crise psychotique avec une perte de contact avec la réalité, des hallucinations auditives, visuelles ou kinesthésiques. Le corps, le temps, la pensée deviennent diffluents, perdent leur consistance habituelle. Après cette crise, le délire peut s’installer, laissant le sujet dans une réalité recréée aux pensées parfois obsédantes.
C’est le cas pourrait-on dire du Joker dans Killer Smile, de sa réalité telle qu’il la dépeint, de la beauté qu’il y cherche, du réconfort aussi. Ainsi en va-t-il du petit récit qu’il narre, avec Monsieur Sourire, la représentation de lui-même, rencontrant des habitants de Bonheurville, des individus heureux vivant simplement, c’est-à-dire les autres individus qui ne sont pas du côté de la folie, et croisant Monsieur Grincheux, avatar de Batman.
Mais quid de son psy ?
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Ou folie partagée ?
Il existe des cas de folie à deux, décrites en psychiatrie. Dans ces cas de folie à deux, d’un délire partagé par deux personnes, il apparaît à y regarder de plus près que le délire est vraisemblablement le délire de l’un, auquel l’autre adhère, en étant capté lui-même dans ce délire. Cela montre une chose, un délire, ça ne se partage pas. C’est un élément très personnel, propre à l’individu.
Ceci dit, il arrive que deux ou plusieurs délires s’interpénètrent et forment un trouble psychotique partagé. Lorsqu’un individu impose son délire à un autre, cela correspond à un trouble psychotique induit. La notion de contagion émotionnelle existe ainsi pour décrire cette situation om un individu va être contaminé par le délire d’un autre. Dans le cas de la Folie à Deux, nommée aussi Psychose Partagée, un des deux sujets montre une psychose avérée qui initie la contamination. On nomme cette psychose la psychose primaire. Dans cette situation, il s’agit d’isoler les deux sujets pour que le sujet qui présente un désordre secondaire cesse ses idées délirantes.
Dans le cas du Joker et de son psychiatre dans Killer Smile, le Joker met en avant son discours délirant, avec une forte conviction, aux mots clefs résonnant particulièrement chez le thérapeute. La recherche de beauté, de vérité, l’empathie qu’induit le Joker auprès de son psy. Le désir de celui-ci de le soigner, sans visiblement prendre en compte un élément important qui réside dans ce que l’on appelle le transfert, ce lien particulier qui s’établit entre le patient et son thérapeute, allant dans les deux sens.
Et ce jeu de miroirs qui s’installe insidieusement, non par manipulation, mais parce que la psychose induit ce rapport spéculaire, ce rapport en symétrie. L’autre est souvent soit identique, soit hostile. Pour le Joker, Batman entre dans ce type de relation aussi, l’homme chauve-souris est pris dans ce filet relationnel qui l’inclut dans son délire. Batman a toujours tenu bon pour ne pas sombrer de son côté. Mais le Dr Ben Arnell n’a visiblement pas réussi à tenir cette ligne. Et nous avons vu les points qu’il a manifestement manqués, l’ayant entraîné du côté d’un moment délirant. Cependant, le psy n’en est pas pychotique pour autant. Son lien à la réalité revient au dernier moment, lorsque l’influence du Joker se fait moins directe.
Stress Post-Traumatique et perte de la réalité
Un élément qui permet d’expliquer la perte de contact avec la réalité du psychiatre réside aussi dans la possibilité d’un Etat de Stress Post-Traumatique.
Ce dernier possède comme points communs avec le délire la perte de contact avec la réalité, la perte de notion du temps, la dépersonnalisation, de possibles hallucinations. Si le psychiatre a subi face à la psychose du Joker, face à son délire et ses convictions, une remise en question profonde de ses repères, cela a pu avoir valeur d’une contamination. Si nous reconstituons tel un détective les éléments, nous pouvons former l’hypothèse que la séparation familiale a agi comme un traumatisme important qui a fait s’effondrer ce que le psychiatre nommait sa “vraie beauté”.
Cette beauté s’effondrant, il en restait une à laquelle se raccrocher, une beauté inébranlable, celle du Joker. Celui-ci rappelle d’ailleurs au Dr Arnell qu’il sera toujours là pour lui, dans une scène valant moment régressif. Ainsi, le psychiatre en plein traumatisme a-t-il pu céder et se raccrocher à une pensée délirante, entrant alors dans un monde recréant la réalité. Il entre dans le délire du Joker, passant à l’acte pour supprimer sa cause de souffrance, ce que le Joker ne parvient pas à faire pour lui. Le Joker aurait pu ainsi, par personne interposée, accomplir ce qu’il ne peut accomplir pour lui-même, effacer la source de souffrance. Le vide, chez le Joker, est toujours présent et le délire permanent.
Bonus track : Je suis Batman
Dans la seconde partie qui suit Killer Smile et le récit entre le Dr Arnell et le Joker, nous croisons cette fois-ci Batman. Lui-même pris dans le même filet que le psychiatre. Dans un moment de contamination délirante, piégé dans une autre réalité l’entraînant vers une inversion : la réalité serait le délire et le délire la réalité. Si cet effet miroir n’est pas nouveau entre le Joker et Batman, ce court récit tel un épilogue permet de saisir ce qui a manqué comme point fixe pour permettre au psychiatre d’éviter la contamination délirante du Joker. Là où Batman parvient à remettre en place ce qu’il en est de la réalité et du délire tient en trois mots : Je suis Batman. Et dans cette scène où en miroir l’on voit Bruce Wayne et Batman en silhouettes inversés, Bruce Wayne prononce tel un mantra :
“Je suis Batman. J’ai toujours été Batman. Je serai toujours Batman. Qu’importe les vêtements que j’endosse. Qu’importe ce qu’ils ont fait à mon esprit. Qu’importe les mensonges qu’ils m’ont racontés.”
Ainsi, à travers cette identité résultant d’un premier traumatisme dépassé, Batman retrouve dans ce “Je suis” le sentiment d’identité, donc de réalité. Là où le psychiatre s’est perdu en route en voulant soigner l’autre, le Joker, en voulant connaître ses peurs, en parlant alors davantage des siennes, en oubliant de s’arrimer à son identité et son désir.
C’est en oubliant de savoir davantage qui il est et pour quel motif inconscient il se présente comme thérapeute que le psy perd, au profit d’une déflagration traumatisante, contact avec la réalité un instant et se laisse entraîner vers un transfert fatal. Son système immunitaire psychique lâche la rampe un instant, et la contamination délirante se met en oeuvre, le délire en musique d’abord en sourdine puis de façon cacophonique, avec le Joker comme chez d’orchestre.
Si la folie n’est pas un virus, si le délire n’est pas contagieux en soi, il existe des moments où aller sonder la part de ténèbres chez l’autre demande d’avoir éclairé la sienne et d’avoir mis en place, à l’instar de Batman, un signal qui situe son être-au-monde. Au risque sinon de sombrer à son tour, et d’aller danser avec ses démons, le soir, au clair de l’un, ou de Lune. Le délire et les convictions sont éminemment contaminantes pour qui doute un instant. Et le sujet ordinaire doute, cela fait partie de son fonctionnement. Si Lacan disait à ses disciples de ne pas reculer devant la psychose, cela requiert, au demeurant, certains arrimages nécessaires, pour ne pas dévisser pendant le trajet de la thérapie. Si “n’est pas fou qui veut”, n’est pas psy et thérapeute non plus qui le prétend. A chacun de l’apprendre parfois, à ses dépens.
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