Haven – Le jeu vidéo Interview des influences BD
Aujourd’hui, on se retrouve pour parler du jeu vidéo Haven que Comics Grincheux a beaucoup aimé ! Un jeu vidéo marqué de fortes influences BD, on a donc voulu interviewer les créatifs du jeu.
Nous avons donc eu l’opportunité de parler avec Pierre Corbinais, le scénariste du jeu et Simon Hutt, directeur artistique. Ce dernier ne vous est peut être pas inconnu puisqu’il a travaillé sur Doggybags et on le retrouve sur Mutafukaz 1886 !
Merci à eux et à The Game Bakers pour l’opportunité offerte !
Lorsque l’on joue au jeu et que l’on est lecteur de comics, la première chose qui frappe aux yeux, c’est l’inspiration de Saga et de Brian K. Vaughan. Je trouve que sur le plan scénaristique, ça s’inscrit vraiment comme un hommage à son œuvre. On suit un couple qui fuit un régime autoritaire et veut vivre tranquillement. Ils sont en couple depuis un moment, ça se sent. L’écriture est crédible et mature. Jusqu’à quel degré avez-vous voulu vous inspirer de Saga ?
Pierre : Saga est en effet une des grosses influences pour Haven. Je ne connaissais pas cette série pour ma part, mais c’est Emeric (co-fondateur de The Game Bakers et directeur créatif pour Haven) qui m’a recommandé de la lire quand j’ai rejoins le projet.
J’ai lu ce que j’ai trouvé à la médiathèque, peut-être les six premiers tomes. J’ai tout de suite compris pourquoi on me l’avait recommandé. Le scénario n’était pas encore écrit à l’époque, mais il y avait déjà cette idée de couple en cavale qui veut juste vivre sa vie peinard, soit exactement la situation d’Alana et Marko dans Saga.
La grosse différence (outre le bébé), c’est que quand Alano et Marko sont constamment en mouvement, passant de de planète en planète façon road-movie spatial, Yu et Kay sont cloués au sol et mènent une vie très sédentaire. Ça leur permet de développer une routine, de mener une vie de couple à peu près normale. Pendant quelques temps, du moins. Alana et Marko n’ont pas cette chance, ou alors seulement entre les albums.
Justement, au niveau de cette écriture du couple, quelles ont été les principaux artistes qui ont servi de référence ? Je vois du Valérian et Laureline mais j’ai certainement loupé pas mal de références.
Pierre : Personnellement, ma plus grosse influence est Lupus de Frederik Peeters. C’est aussi un récit de science-fiction mettant en scène un couple en cavale (du moins, à partir du tome 2), mais ce n’est pas une BD d’aventure à la Saga.
Dans Lupus, il n’y a pas vraiment d’action, pas d’antagoniste bien défini, pas de sauvetages héroïques. Juste ces deux individus, livrés à eux-même, qui tentent de tirer le meilleur parti de leur situation, reclus dans un village de vieux gauchistes ou à bord d’une station spatiale désaffectée. Les personnages de Haven empruntent d’ailleurs un peu à ceux de Lupus. D’un côté, Kay est biologiste et rêveur, comme Lupus. De l’autre, comme Sanaa, Yu est la fille, un peu capricieuse, d’un(e) riche industriel(le).
L’écriture de Haven s’inspire aussi de la bande dessinée “indépendante/alternative” en général. Plus précisément, les récits de vie, ces BDs qui s’intéressent au quotidien, sans fard. Ghost World de Daniel Clowes ou Love & Rockets de Jaime & Gilbert Hernandez, côté US par exemple. Côté français, je dirai L’Immeuble d’en face de Vanyda. Je crois qu’il y a une scène de Haven que j’ai complètement pompée à L’Immeuble d’en face (je ne m’en suis rendu compte qu’après, en le relisant.
Même si le couple qui tombe amoureux en défiance d’un système est une histoire connue, je trouve que la façon dont vous les traitez est vraiment originale. Il y a du naturel dans leurs échanges et notamment quand ils abordent le sexe. Je ne sais pas si vous connaissez Sunstone, une BD érotique de Stjepan Sejic où je trouve la même envie de démystifier la sexualité dans le couple en en faisant un truc normal. Il y avait une envie partagée par tout le monde de faire évoluer la représentation du couple dans le jeu vidéo ?
Pierre : Je ne connaissais pas Sunstone (je viens de regarder, et ça pourrait bien me plaire).
C’est vrai que la BD a deux ou trois coups d’avance sur le jeu vidéo pour ce qui est du traitement du sexe au sein du couple. C’est à mon avis beaucoup dû à la mouvance autobio des années 90-00 qui a permis de traiter le sexe sous l’angle de l’intime, et non plus de la pornographie.
Je pense par exemple aux livres de Fabrice Neaud, Julie Doucet, Frederic Boilet ou Aurélia Aurita. Parler (un peu) de sexe tout aussi naturellement dans un jeu vidéo était en effet une volonté délibérée. Néanmoins, frilosité des plateformes oblige, j’ai dû me retenir un peu.
A mon sens, ce n’est pas tant nous qui démystifions la sexualité que la pudibonderie de l’industrie jeu vidéo en général qui la mystifie. Mais bon, comme pour la bande dessinée, c’est en train de changer doucement grâce aux créateurs et créatrices indés qui s’attaquent à leur tour à la sphère de l’intime. Je pense en particulier à Robert Yang ou Nina Freeman mais il y en a d’autres.
L’histoire du jeu trouve aussi beaucoup de résonances avec la jeunesse qui se révolte contre le système actuel, en manifestant pour le climat, notamment. Est-ce que c’est quelque chose d’important à mettre en avant dans la fiction ?
Pierre : Le conflit générationnel est en effet un des thèmes principaux de Haven. J’ai essayé de faire en sorte que chacun puisse y voir les oppositions idéologiques qui le touchent (politiques, écologiques, sociales…). J’étais très inspiré en ce sens par l’Antigone de Jean Anouilh qui, plus de 80 ans après, me semble toujours brûlante d’actualité. À croire que les conflits générationnels ne datent pas d’aujourd’hui, qui l’eût cru ?!
Pierre, vous êtes un auteur qui agissez dans différents médias mais surtout dans l’interactif. Quelle est la difficulté principale quand on écrit un scénario pour un médium interactif ?
Pierre : Pour moi, la difficulté principale, c’est le rythme !
Dans une pure fiction interactive, où l’histoire se déroule toute seule, ça ne pose aucun problème. Mais, dans un jeu vidéo comme Haven, où le joueur est libre de se balader à sa guise, de faire les choses “dans le désordre”, de prendre son temps ou au contraire de foncer tête baissée vers la fin, c’est une autre histoire !
Imaginez devoir écrire le scénario d’une BD qui, selon le désir du lecteur, puisse avoir entre 10 et 100 pages. Elle doit donc tenir debout et être satisfaisante en 10 pages. Mais elle doit aussi réussir à accrocher le lecteur sur 100 pages sans traîner en longueur. Maintenant ajoutez à ça que vous n’avez pas de certitude quant à l’ordre exact dans lequel les pages vont êtres lues… Ça commence à devenir un sacré challenge !
Bien sûr il y a aussi la question des embranchements, des arborescences propres à la narration interactive, mais ça, c’est du pipi de chat à côté !
Parmi les autres influences, notamment pour le visuel, je pense à Hayao Miyazaki, Nausicaa ou Princesse Mononoke et aussi Mobius si on revient sur du franco-belge.
Simon : Il y a évidemment beaucoup d’influences indirectes. J’ai été nourri à la SF depuis longtemps.
Par la bibliothèque et vidéothèque parentale avec des œuvres comme Valerian et Laureline, Yoko Tsuno, l’univers étendu de Star Wars, Dune ou Akira. Je n’ai pas en tête d’oeuvre ayant servi de référence directe pour la création de l’univers du jeu. Mais, pour être honnête, l’univers artistique de l’oeuvre de Lucas et celle d’Otomo se retrouvent clairement dans certains vaisseaux, drones, robots et structures cablées du jeu vidéo.
Je pense que la plus grosse influence vient surtout des contraintes gameplay de la production. Il fallait justifier les limitations d’exploration du joueur dans des zones de petites tailles, d’où la creation d’îlots. Aussi, il fallait que les déplacements par glissade du joueur soit faciles, d’où la limitation d’asset au sol tels que les arbres, plantes ou autres structures verticales.
C’est ce qui a permis de borner la création de l’environnement immédiat du joueur, et de l’univers du jeu fait de petits ilots herbeux, minimalistes, connectés entre eux par une énergie réutilisée tout au long du jeu.
Au-delà du comics, medium pour lequel tu travailles, Simon, la direction artistique du jeu semble puiser dans différentes identités pour devenir une œuvre cosmopolite. C’est quelque chose d’important après avoir fait Furi, un jeu très inscrit dans l’hommage au Japon ?
Simon : Avec Haven, on a voulu créer un jeu vidéo à l’opposé de Furi. Sans pour autant renier l’héritage du jeu précédent, (une partie de l’équipe ayant bossé sur les deux jeux), on est allés piocher dans des intentions différentes, ce qui se traduit dans la direction artistique.
Sur Furi, la direction artistique a été guidé très en amont par le character design des gardiens. C’était Takashi Okazaki, auteur et dessinateur japonais qui s’en occupait. Sur Haven, la production a était très différentes. Plusieurs versions du jeu ont vécu.
Koyorin, le character designer a créé le visuel de Yu et Kay, différents concept artistes ont bossé sur le jeu avant que j’arrive pour synthétiser la direction artistique et l’univers du jeu. Ces différentes couches artistiques ont modelé le visage du jeu. C’est ce qui peut expliquer son aspect plus cosmopolite, plus divers que Furi.
Pour tout ce qui concerne les environnements, il y a une véritable explosion de couleurs. Dans le comics américain, il y a un traitement des couleurs qui devient similaire, notamment chez des coloristes comme Tamra Bonvillain ou Matt Wilson. Est-ce que c’était une consigne ? Je sais aussi qu’il y avait une envie d’accessibilité du jeu vidéo donc ça a pu entrer en ligne de compte.
Simon : C’est devenu un moto/running gag entre Emeric et moi : “The Game Bakers, c’est la couleur !”.
On a toujours chercher à avoir des productions trés contrastées et colorées. Je pense que le choix des ambiances vives, des couleurs saturées avec des ombres et des contrastes marquées, sont là pour rapidement marquer la rétine du joueur et le transporter dans un univers unique.
Tout est fait pour que le premier contact avec Source, la planète point de chute de nos deux amoureux, soit un dépaysement familier et accueillant.
L’herbe haute vert-bleue, les rochers gris-pourpre, les grandes étendues nuageuses, sont la pour donner envie au joueur de glisser, explorer, et passer du temps avec Yu et Kay. Les changements d’ambiances au cours de la journée, les contrastes de couleurs entre environnement et créatures, pousse le joueur a aller voir ce qu’il se cache derrière la prochaine colline.
Et d’une manière pratique, je trouve ça intéressant de jouer avec des palettes radicales, rose pourpre, turquoise, blanc orangé, qui permettent d’installer des ambiances et des biomes uniques. Aussi, je me nourris toujours de dessins animés, bande dessinées, figurines aux codes couleurs trés marqués, je pense que ça a beaucoup joué dans le choix de la colorimétrie d’Haven.
Simon, vous allez dessiner la suite de Mutafukaz. Notre équipe est très fan de l’œuvre de Run et on le considère comme l’un des papas du comics à la française. C’est une fierté d’avoir été choisi pour mettre en image et réimaginer son univers ?
Simon : Oui. Je suis fan de Muta depuis pas mal d’années aussi. J’ai eu la chance de bosser avec Run sur le tome 3 de son premier arc, sur Doggybags, et d’autres productions du Label619. Quand il m’a proposé de bosser sur une nouvelle histoire de Vinz et Lino, j’ai pas beaucoup hésité !
C’est énormément de boulot, trés chronophage, trés attendu. Mais l’univers de Dark Meat City, la candeur de ses anti-héros plongés dans un monde sombre et hostile, m’est étrangement trés familier. J’aime ce genre d’univers et c’est trés probablement dû aux nombreuses influences et références communes tant personnelles que populaires entre Run et moi. On a digéré les memes films / DA / JV. On parle la meme langue. Et avec ce projet, Vinz et Lino sont autant mes persos que les siens. L’histoire va se passer en 1886 et les immerger en plein western poussiéreux et brulant, c’est super excitant.
Merci à tous les deux et à The Game Bakers ! Le jeu vidéo Haven est désormais disponible sur tous les supports possibles et imaginables.
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